Les victimes du conflit et qui tue qui ?
Tout d’abord, comment les données sur le nombre de victimes sont-elles collectées ? Sont-elles fiables ?
Ils sont une armée sur le terrain. Une armée sans armes mais avec stylos, carnets, smartphones ou appareils photo. Ils recueillent, enregistrent, photographient. En danger permanent, au milieu des zones civiles bombardées, ils paient souvent de leur vie et ceux qui tombent sont aussitôt remplacés par d’autres volontaires. Ils travaillent pour diverses organisations : le Violations Documentation Center*, créé à Douma en Syrie en avril 2011 par l’avocate et militante des droits de l’homme Razan Zaitouneh** (VDC), le Syrian Network for Human Rights créé en juin de la même année (SN4HR), l’Observatoire syrien des droits de l’homme basé à Londres (OSDH) et d’autres.
L’OSDH communique très peu sur sa méthodologie et affirme disposer d’un réseau assez vaste de correspondants sur l’ensemble du territoire syrien, alors que VDC et SNHR travaillent dans les zones contrôlées par la rébellion. Ces deux dernières organisations communiquent sur leur méthode de collecte des données : ils envoient des volontaires sur le terrain sitôt après une attaque pour enregistrer les victimes et les circonstances de la mort, s’informent auprès des hôpitaux et des imams qui procèdent aux funérailles. Ils recoupent aussi leurs informations notamment grâce aux nombreux journalistes-citoyens qui quadrillent le territoire.
Exemple d’une collecte par VDC
Name | Province | Area \ Place of birth | Sex | Status | Date of death |
---|---|---|---|---|---|
Sherfe Kanjo | Idlib | Heesh | Adult-Female | Civilian | 2016-08-02 |
Afraa Kanjo | Idlib | Heesh | Child-Female | Civilian | 2016-08-02 |
Toutes sortes d’informations sont collectées : circonstances, armes utilisées, provenance de l’attaque, etc . Voir le questionnaire très précis utilisé par cette même organisation***. Il faut aussi distinguer les civils des combattants.
L’impossible comptage…
Il faut préciser que les statistiques de victimes dans les zones contrôlées par le gouvernement syrien mais aussi dans celles contrôlées par Daech, échappent au décompte, ces zones étant difficilement pénétrables et Damas tout comme l’État islamique ne communiquant pas sur le nombre de victimes. Seul l’OSDH donne un chiffre général des victimes de toutes les parties, sans que l’on puisse juger de sa fiabilité complète.
Malgré toutes ces contraintes, l’ONU a jugé sérieux le travail de ces organisations et s’est souvent reposée sur elles pour donner le nombre de morts. Cependant, elle décide en avril 2014 d’arrêter le comptage, donner un chiffre réel étant devenu impossible au vu de la complexité des forces sur le terrain et des difficultés objectives de collecte. L’ONU s’en tient au chiffre de 260 000 morts qui donc n’a pas varié depuis plus d’un an… Les chiffres qui circulent le plus souvent sont ceux de l’OSDH. D’après Le Monde du 8 août 2016, l’ONG a recensé 292 817 morts au 31 juillet 2016, dont 84 472 civils, 50 548 combattants rebelles, incluant les combattants kurdes, 49 547 djihadistes, 104 656 hommes des forces loyalistes dont 57 909 soldats. Le mardi 13 septembre, elle annonçait la mort de 9 000 personnes supplémentaires portant le chiffre global au delà de 300 000 victimes (AFP). Elle estime toutefois que le nombre réel est plus important. Cet impossible comptage nous oblige à la prudence.
Il nous faut simplement retenir des ordres de grandeur. Officieusement, dans des organisations de l’ONU, on considère que le chiffre de 300 000 morts est réaliste.
Le bilan réel sera certainement connu après la guerre. Il devra inclure toutes les morts indirectes dues au manque de soin et de nourriture. Les conseils locaux qui gèrent les villes et qui comptabilisent eux aussi les morts dans leurs localités seront d’une grande aide. Il faudra ajouter les disparus, arrêtés pour l’essentiel par les forces armées ou services secrets syriens.
* Les sigles sont en anglais
** Razan Zaitouneh a été enlevée à Douma en décembre 2013, probablement par l’organisation islamiste extrémiste Jaysh al Islam, on est depuis sans nouvelle de l’avocate.
*** Les informations collectées par ces groupes pourraient servir lors des procès futurs de responsables de ces atrocités. Et sans doute pour l’établissement d’un mémorial des victimes de la répression et de la guerre en Syrie.
Les premiers responsables des morts de civils ou qui tue qui
Les proportions varient selon les décomptes mais le premier responsable du nombre de victimes est toujours, loin devant, le régime syrien. Prenons les données recueillies par SNHR qui a établi le tableau ci-dessous des victimes civiles vivant dans les zones sous contrôle de la rébellion. Il couvre la période mars 2011/ octobre 2016 soit cinq ans et demi de conflit. Il est certainement incomplet du fait des difficultés de collecte énumérées plus haut et rappelons qu’il ne comporte pas le chiffre des victimes civiles du côté des forces loyalistes. Il nous oblige là-aussi à la prudence. Mais il fait clairement apparaître une très large prédominance des forces gouvernementales et de leurs alliés dans la responsabilité des morts de la guerre.
SNHR fait aussi un décompte chaque mois. Celui du mois d’août 2016 fait état de 1 521 civils tués ( loin des 9 000 annoncés par l’OSDH), car il s’agit des victimes que l’organisation a pu documenter. 1 082 ont été tuées par les forces syriennes (ou russes, 189). Le reste par les forces d’opposition, 148, par l’État islamique, 179 par les groupes rebelles. S’ajoutent les victimes tuées par des groupes kurdes et d’autres brigades. Le SNHR avertit que pour ce mois d’août, il lui a été difficile de documenter l’ensemble des victimes sur le territoire qu’elle couvre. Cela signifie que leur nombre est plus important et que la répartition des auteurs peut varier. Mais l’on peut se fier à la hiérarchie des responsabilités qui, elle, ne varie jamais. Quelque soit le décompte et l’organisation qui collecte, le régime syrien est toujours le premier responsable des morts et destructions.
Cette très forte prédominance des forces gouvernementales n’a rien d’étonnant. Avec ses alliés, le régime syrien dispose d’une large suprématie en moyens militaires et c’est la seule partie dans le conflit dotée d’une aviation. Selon VDC, plus d’un tiers des victimes civiles d’août 2016 sont mortes dans des bombardements aériens.** Les bombardements incessants des zones résidentielles depuis les premiers bombardement à l’été 2012 font un grand nombre de victimes civiles mais privent aussi la population d’abris, de ressources économiques et de soins (les hôpitaux sont délibérément ciblés ainsi que les infrastructures économiques et les champs au moment des récoltes) causant un certain nombre de morts indirects qui ne peuvent pour l’instant être évalués. À ce sujet, un communiqué des Nations Unies du 6 septembre 2016 note à propos des bombardements des aviations syrienne et russe à Alep : « Pendant que certains perdent la vie sous les attaques, d’autres meurent du manque de structures médicales, en conséquence des bombardement par les forces pro-gouvernementales qui ont détruit plus de vingt hôpitaux et cliniques dans la seule région d’Alep depuis le début de l’année ».*
On sait en outre par le rapport César qu’au moins 11 000 personnes sont mortes sous la torture. Les photos sont là pour le corroborer. (Cf. Opération César par Garance Le Caisne, Stock, 2015). Ce dossier a été instruit par des experts internationaux (médecins légistes, procureurs…). Parmi eux, David Crane, ancien procureur en chef du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, a affirmé que les images des corps affamés et torturés étaient du « jamais vu depuis Auschwitz ». Il a ajouté : « en tant que procureurs, nous avons rarement l’occasion d’avoir accès à des preuves directes et précises de crimes contre l’humanité » et qu’il ne s’agissait que de « la partie émergée de l’iceberg car il porte sur trois centres de détention et il y en a cinquante » dans toute la Syrie.
Des rapports plus récents encore ont fait état des pratiques dans la prison de Sednaya, située à 30 km de Damas. Entre 5 000 et 13 000 prisonniers y ont été pendus entre septembre 2011 et décembre 2015. Pour Amnesty International, il s’agit d’« un abattoir humain ». Le rapport est à lire ici.
* http://www.un.org/apps/news/story.aps?NewsID=54856#.V9AZcTun-ON
** http://www.vdc-sy.info/index.php/en/reports/1473673722#.V9grzDun-0N
Plus de 5 millions de réfugiés*
Pourquoi partent-ils? … « Ils fuient Daech »…
Nous avons tous entendu cette phrase. Dans les conversations et pire, sur de grands médias (cf. un reportage de France 2 sur l’exploitation des enfants syriens en Turquie, 21/06/2016)
Pour les raisons déjà exposées, soit l’omniprésence de l’organisation terroriste et de ses exactions dans les médias et dans les esprits, l’impression s’impose aux yeux de certains Français que les Syriens fuient essentiellement l’État islamique. Il se trouve aussi des journalistes peu exigeants qui se livrent à cette facilité. Cette idée sert les intérêts du régime syrien qui se dédouane ainsi à bon compte.
Quelques chiffres et dates permettent de rétablir la situation. Si le groupe djihadiste État islamique s’implante en Syrie en avril 2013, il n’exerce son plein pouvoir de nuisance sur la population qu’à partir de 2014, année où il se déploiera pleinement. Surtout à partir de l’été 2014, après la prise de Mossoul en Irak qui lui permettra de renforcer considérablement sa puissance dans la zone qu’il contrôle entre l’Irak et la Syrie. Or fin 2013, le UNHCR enregistrait déjà 2,5 millions de réfugiés. Ces réfugiés partaient pour des raisons qui avaient bien peu à voir avec l’État islamique.
Les raisons pour lesquelles les réfugiés partent, un rapport des Nations Unies les résume simplement : « Le ciblage délibéré de civils et l’incapacité des toutes les parties du conflit à protéger les civils sont connues comme les causes principales des déplacements. De plus, les populations sont de plus en plus forcées à fuir du fait de l’effondrement des services, dont le manque de système de soins et la perte de moyens de subsistance »**.
Les milliers de Syriens qui ont pris les routes de l’exil pendant le pilonnage d’Alep fuyaient pour les mêmes raisons : les bombardements incessants des aviations syrienne et russe, les destructions de maisons, hôpitaux et autres infrastructures, le manque total de ressources et l’augmentation terrible du prix de la nourriture.
La provenance géographique des réfugiés donne aussi des indications sur les raisons du départ. Daech occupe essentiellement certaines poches du nord-est de la Syrie comme Raqqa ou Deir ez-Zor. Les familles qui viennent de ces zones fuient très probablement le harcèlement de Daech avant tout. Mais lorsqu’on vient d’Alep, de Homs, Damas ou Lattaquié, on part pour d’autres raisons, celles invoquées plus haut. Quant aux jeunes qui quittent les zones contrôlées par le gouvernement syrien, ils fuient souvent la conscription, ce qui pose d’énormes problèmes à l’armée syrienne, exsangue et qui peine à recruter.
Si l’État islamique était chassé du territoire syrien, cela seul ne permettrait pas un retour massif de réfugiés. Un arrêt des combats ou une « no-fly zone » permettrait le retour d’une partie au moins d’entre eux.
* nombre de réfugiés syriens enregistrés par le HCR en avril 2017
** http://www.refworld.org/publisher,UNHCR,COUNTRYPOS,SYR,5641ef894,0.html