En surimpression de ces rapports de force, se greffent enfin les agendas des puissances internationales, ajoutant encore à la complexité du conflit.

Source : « Comprendre la situation syrienne en 5 minutes », Le Monde, octobre 2015
En surimpression de ces rapports de force, se greffent enfin les agendas des puissances internationales, ajoutant encore à la complexité du conflit.
Source : « Comprendre la situation syrienne en 5 minutes », Le Monde, octobre 2015
La Russie est un partenaire de la Syrie depuis les années 1950. En pleine Guerre froide, un premier contrat d’armement a été signé par Moscou et Damas en 1956 et une forte coopération s’est mise en place sur les plans économique et politique. Lors de l’effondrement de l’URSS, le soutien russe a diminué, mais l’arrivée de Vladimir Poutine, désireux de réaffirmer la puissance russe au Moyen-Orient, a redonné de la vigueur aux relations entre les deux pays. Lors du déclenchement de la révolution en Syrie, Moscou soutient Bachar Al-Assad, son dernier allié dans la région et son principal client. Les vetos successifs opposés par la Russie au Conseil de Sécurité de l’ONU, contre toute condamnation ou action punitive contre le régime de Damas ont paralysé les initiatives internationales sur la Syrie. Profitant de l’inaction américaine, Moscou organise des réunions d’ « opposants » acceptables par Damas pour tenter de trouver une solution politique mais elles sont sans lendemain en raison de l’absence de légitimité et de représentativité des personnalités qui se rendent dans la capitale russe.
L’émergence de groupes radicaux et de l’EI renforce et facilite le soutien russe au régime syrien, tant Moscou craint que les islamistes radicaux n’atteignent les républiques d’Asie centrale – le souvenir de la Tchétchénie est encore vivace. Montrant une certaine lassitude par rapport à e Bachar Al-Assad, la Russie s’attache malgré tout à sa personne comme incarnant les restes d’un Etat qui est par ailleurs en déliquescence.
En septembre 2015, l’implication russe dans le conflit syrien franchit un nouveau seuil. Moscou devient belligérante et bombarde directement des cibles sur le terrain, officiellement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. En réalité, elle s’est surtout attaquée aux groupes armés de l’opposition modérée, y compris ceux qui sont par ailleurs soutenus par les États-Unis. Elle a utilisé son aviation pour bombarder des zones civiles (Alep en particulier), n’hésitant pas à cibler les hôpitaux tout en niant le faire, et pour venir en appui au mouvement des troupes du régime et de ses supplétifs (Hezbollah, milices chiites irakiennes et Hazaras afghans). À côté de sa base ancienne de Tartous, elle a ouvert une base aérienne à Hmemim. Cet engagement croissant renforce considérablement Bachar Al-Assad – qui se trouvait en difficulté – mais ne parvient pas à lui assurer la victoire.
lejdd.fr – Syrie : l’appel de détresse des humanitaires
En modifiant le rapport de forces sur le terrain, les bombardements russes sont aussi un prélude à d’éventuelles discussions. Engranger des victoires avant de revenir à la table des négociations doit permettre au régime syrien d’imposer ses conditions. Cela apparaît nettement lors des négociations de Vienne, entérinées par la résolution 2254 de l’ONU : la question du maintien ou non de Bachar Al-Assad, principal responsable des massacres de civils et du départ de réfugiés, et donc acteur de l’instabilité, est soigneusement évitée.
Moscou cherche parallèlement à utiliser la préoccupation de lutte contre le terrorisme, très forte après les attentats de Paris en novembre, pour réhabiliter Bachar Al-Assad en l’intégrant à la coalition contre l’EI. Elle fait ainsi fi de la responsabilité du régime syrien dans le développement du jihadisme dans le pays.
En fait, la détermination de Vladimir Poutine ne rencontre aucune contradiction. L’absence de volonté occidentale sur la crise syrienne laisse un vide, qu’il occupe. Ainsi, il déclare le 19 décembre 2015, sans véritablement susciter de réactions, qu’il pouvait engager davantage encore de moyens militaires en Syrie.
Le 14 mars 2016, la Russie annoncé son retrait de Syrie. Il s’agit en fait d’une diminution limitée de ses effectifs, qui ne semble pas avoir réellement réduit sa force de frappe. On peut penser que cette annonce obéissait à des considérations politiques, soit intérieures – ne pas donner le sentiment à la population russe que Poutine s’engageait dans un second Afghanistan -, soit extérieures – faire pression sur Bachar Al-Assad pour qu’il accepte de négocier à Genève III.
Quoi qu’il en soit la Russie est toujours présente en Syrie. Il ne fait pas de doute que son intervention a sauvé le régime qui, malgré l’aide extérieure apportée par l’Iran, perdait du terrain. Tout en soutenant, comme le président Obama qu’il ne pouvait y avoir qu’une solution politique, Vladimir Poutine a clairement misé sur une solution militaire pour obtenir la solution politique qui lui convient. Il a en outre obligé les États-Unis à le reconnaître comme un partenaire incontournable en Syrie.
Au cours de l’été 2016, Vladimir Poutine et le président turc Erdogan ont scellé leur réconciliation (leur brouille était liée au fait que la défense aérienne turque avait abattu un avion russe en mission en Syrie). La Russie a appuyé l’entrée en Syrie de la Turquie et, du même coup lâché les forces du PYD kurde.
Fin 2016, la Russie a largement contribué par ses bombardements à la chute d’Alep Est. C’est elle qui, avec la Turquie, a négocié une trêve (élargie à l’Iran lors des négociations d’Astana en janvier). Elle enfin qui, avec l’ONU (via Staffan de Mistura) a piloté la reprise des négociations à Genève en février 2016, profitant du retrait des États-Unis après l’élection de Donald Trump.
Depuis, Vladimir Poutine entend capitaliser sur la chute d’Alep Est, qui constitue pour lui une grande victoire. Contrairement au régime d’Assad et à l’Iran, sa priorité n’est pas la reprise de toute la Syrie, mais la négociation d’une solution politique. Celle-ci lui permettrait en effet de consolider ce qu’il a acquis depuis son intervention en septembre 2015 à un coût humain (quoique sûrement sous-estimé) et matériel supportable.
Les buts poursuivis par M. Poutine étaient en effet : 1) stabiliser le régime Assad en passe de s’effondrer avant son intervention, 2) rendre à la Russie son ancienne position d’acteur majeur sur la scène internationale et d’intermédiaire indispensable au Proche-Orient, 3) rompre ainsi avec l’isolement dû aux sanctions à la suite de l’annexion de la Crimée et de la guerre dans l’est de l’Ukraine. Les deux premiers objectifs ont été atteints. Poutine, qui se prépare l’an prochain à une élection présidentielle, sait que toute prolongation de la guerre en Syrie risque d’être mal perçue par sa population. (20 % des Russes pensent aujourd’hui que l’engagement militaire de leur pays en Syrie n’a aucun sens : cf. cet article, « US Attack on Syria Cements Kremlin’s Embrace of Assad »)
Malgré cet objectif politique, la Russie a continué à aider le régime à bombarder les positions rebelles dans la région d’Idlib, mais aussi dans la banlieue de Damas, dans le sud de la Syrie et dans la région de Hama.
C’est ce qui fait dire à certains analystes russes que plus la Russie soutient Assad, plus elle dépend de lui. Il est clair en effet que la Russie n’est pas en mesure d’imposer sa volonté au régime Assad, notamment parce qu’elle se heurte à l’Iran dont les objectifs ne sont pas les mêmes. À Genève, la Russie n’a pas obtenu la moindre concession de Bachar Al-Assad, qui n’entend pas se retirer à l’issue du processus de transition. La Russie, qu’on avait pu croire plus flexible il y a quelques mois, semble aujourd’hui défendre elle aussi cette ligne.
Cependant, les frappes chimiques d’Assad sur Khan Cheikhoun ont incontestablement affaibli la position de la Russie. D’une part parce que les Russes sont soupçonnés d’avoir su que le régime maintenait des stocks de gaz sarin sur la base de Chayrat (où eux-mêmes étaient présents), en violation des engagements pris par le régime en adhérant au trait d’interdiction des armes chimiques. Or la Russie s’était engagée en 2013 dans le processus de destruction du stock d’armes chimiques, sa responsabilité est donc engagée. D’autre part parce que l’intervention américaine du 6 avril, aussi limitée soit-elle, montre que la Russie ne peut plus agir à sa guise en Syrie et doit compter à nouveau avec les États-Unis.
La Russie doit en outre gérer deux pays qu’elle pensait avoir gagné à sa cause, la Turquie et Israël. Le premier avait accepté de fermer les yeux sur la chute d’Alep-Est en échange de son intervention en Syrie pour empêcher le PYD kurde d’opérer la liaison entre les trois « cantons » kurde de Syrie. Cependant, l’entrée des Russes à Afrin (le canton le plus occidental, près d’Alep) le 21 mars a empêché la Turquie d’étendre ses positions vers l’Ouest. Israël semblait avoir conclu un accord tacite avec la Russie depuis l’intervention de celle-ci, lui permettant de bombarder les convois syriens destinés au Hezbollah. Cependant, le 17 mars dernier, Damas a répliqué à un bombardement israélien en tirant trois missiles. La Russie a manifesté son mécontentement en convoquant l’ambassadeur d’Israël à Moscou. Aussi peut-on se demander si la Turquie et Israël ne se réjouissent pas du retour possible des États-Unis dans le conflit syrien.